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Une marche dans l'espace-temps

Une marche loin de mes parcours habituels, loin au fin fond de la forêt, loin dans la profondeur de mes souvenirs d'enfance. C'est ce que les nécessités de la vie m'ont amené à vivre, un moment fort qui donne une autre dimension à la marche.


Jamais sans mes bâtons

Je dois passer quelques jours dans la maison de ma jeunesse en Lorraine pour la vider, suite au départ en maison de retraite de ma mère. Un voyage de 450 km sur la route et de plus de 45 ans depuis mon envol du nid familial.

J'ai de quoi m'occuper : c'est fou ce qu'on peut accumuler dans une vie ! Quelques pincements au cœur avec une page qui se tourne et des objets familiers dont il faut se séparer. Heureusement pour elle, ayant déjà fait la route en sens inverse vers l'ouest, elle n'est pas là pour vivre ça. Heureusement pour moi, je n'ai pas oublié d'emmener mes bâtons de marche nordique. Un peu pour conserver la forme et les bonnes pratiques, surtout pour conserver le moral dans un contexte pas très gai. D'autant que la forêt est à deux pas avec ce qu'il faut de chemins, sentiers et dénivelé pour faire le bonheur d'un marcheur nordique. J'enchaîne les sorties, entre les meubles à vider et les cartons à remplir. J'ai déjà marché 71 km dans la semaine en quatre sorties, dont une superbe sortie longue avec l'objectif de traverser la forêt de part en part, sur des chemins que je n'ai jamais empruntés. Un boucle d'un peu plus de 25 km et 520 m de D+ ne m'en donne qu'un tout petit aperçu.



Sur les chemin de la mémoire

L'une des vertus de la marche nordique est de laisser libre cours aux pensées. Les quatre heures et quelques passées pendant cette sortie sont l'occasion de découvrir un espace finalement inconnu pour une grande partie, de varier les allures au gré des chemins et des envies et surtout de ressentir l'émotion de souvenirs qui remontent spontanément. Les randonnées forestières de ma jeunesse se cantonnaient en bordure de forêt, sur le plateau dominant la ville, mon terrain de jeu avec les copains d'alors. Je retrouve les chemins creux qui grimpent à l'assaut de la côte. Gamin, j'ai pris plaisir à les dévaler en luge (il y avait toujours de la neige en hiver à l'époque), le prix à payer étant de s'époumoner pour gravir la côte en marchant pour pouvoir la descendre en glissant. J'y ai aussi transpiré, un peu plus tard, en la montant et la descendant en courant. Le sport nature n'était pas encore de mise à l'époque, le trail n'existait pas. C'est sur les pistes d'athlétisme en cendrée que j'ai vécu mes premières sensations sportives, mais j'ai ressenti très vite tous les bienfaits de courir en nature aussi, surtout en côtes.

Deux images très précises me viennent à l'esprit : celles de mes premières pointes d'athlétisme. La première, de vieilles Adidas bleues avec des bandes blanches, que m'avait données un copain, un peu trop grandes pour moi. Mais quelle fierté de courir avec des pointes !!! Pas sûr que ça allait plus vite avec elles que sans, mais tant pis. Une fois vraiment mordu, j'ai pu convaincre mes parents de m'acheter ma première vraie paire, à ma taille. Je les revois encore, des superbes Adidas, rouges cette fois, et beaucoup plus efficaces.

Au rythme de la marche et au gré des sentiers, les souvenirs s'enchainent, tirés les uns par les autres. Ma madeleine de Proust à moi. Pour la première fois de ma vie, je traverse la forêt pour arriver près d'un lieu qui a aussi marqué mon enfance : la source Perotin, dite source d'eau chaude. Une eau ferrugineuse (normal au pays des mines de fer de Lorraine) recueillie dans un bassin dans lequel les familles allaient se baigner. Une eau chaude et rouge, qui ne sentait vraiment pas bon, mais avec des vertus bénéfiques pour la santé parait-il. C'est peut-être vrai : je n'ai pas à me plaindre de ce point de vue jusqu'à maintenant : une santé… de fer !? Je me faisais une joie d'y aller avec mes parents, peut-être est-ce l'origine du goût que j'ai eu ensuite pour les bassins… de piscine !? Une drôle de sensation : je m'en suis approché en moins de deux heures en marchant à travers la forêt. L'itinéraire dans la voiture familiale pour y aller par les routes me semblait être une véritable expédition lointaine. Cela me provoque un nouveau bond en arrière, à l'âge de 8 ans quand je suis arrivé dans la région. Un émerveillement pour un enfant du plat pays, lors de la découverte de ce site blotti au plus profond d'un vallon boisé. Un signe du destin ? Arrivé du nord (pas "le grand" mais le nord de la France), d'abord dans une ville qui s'appelle Saint-Nicolas-en-Forêt, comment pouvais-je échapper à l'appel, même tardif, de la marche nordique surtout dans les bois ?

Une marche à sensations

Outre l'émotion des souvenirs, cette sortie m'a offert quelques sensations fortes.

Pour commencer, le cœur qui grimpe vite dans les tours dès le départ, à froid, en attaquant tout de suite la grimpette sur le plateau par mon chemin d'enfance. Ensuite, le plaisir de découvrir de nouveaux sentiers (c'est de plus en plus difficile par chez moi à force de sillonner "mes" forêts). En fait, j'adore partir au hasard et me perdre, avant de sortir mon appli gps quand il me semble temps de trouver un itinéraire pour le retour. Pour cette sortie longue, je ne laisse pas trop la place au hasard afin d'atteindre mon objectif et rentrer dans un temps raisonnable : j'ai préparé l'itinéraire, que j'essaie de suivre.

Je passe par une ancienne carrière (je ne sais pas de quoi, c'est la seule information indiquée sur la carte) dont l'ambiance est féérique. La nature a repris ses droits dans un environnement chaotique et mystérieux. J'ai l'impression que des lutins m'épient dans mon cheminement. Cheminement compliqué d'ailleurs avec des "murs" à monter et surtout à descendre. Je prends tout à coup conscience que personne ne sait où je suis, ni même que je suis parti marcher. Aïe mieux vaut éviter l'accident, faute de quoi je risque fort de dessécher sur place si je ne peux pas appeler de secours. L'endroit semble clairement peu fréquenté, sauf par les fous de marche et les lutins. Du coup je décroche mes bâtons à la descente suivante.


Un peu plus loin, revenu dans un environnement forestier plus classique, un grand bruit à côté de moi dans les fourrés me fait sursauter, avant qu'un chevreuil déboule juste devant moi en travers du chemin. Des chevreuils normands, j'en croise souvent, mais à moins de 10 mètres, c'est la première fois. Le chevreuil lorrain est facétieux !


A noter que les chasseurs du coin font preuve de pédagogie. Quel est leur objectif en invitant le promeneur à ne pas déranger les bébés ??? Promis, en ce qui me concerne je ne leur ferai pas de mal, ni aux petits ni aux grands.


Amoureux de la nature, je n'en oublie pas pour autant qu'un marcheur nordique est aussi un sportif. Sans préméditation, sans même vraiment le décider, je m'offre quelques passages plus "engagés" entre 8 et 10 km/h sur de beaux chemins. Je me sens bien, quel plaisir ! Il est vrai que certains passages de la playlist Rumba/Salsa/Samba qui m'accompagne engage parfois à une cadence "muy caliente". Quant à certains passages de ma playlist "Rythmes et bâtons", ça envoie ! Allez, "je mets la gomme" avec "Whole lotta love" de Led Zeppelin, encore un renvoi à mes souvenirs de jeunesse.



Je n'ai pas trop de difficulté à suivre mon itinéraire avec mon appli gps. Quelques imprécisions avec des chemins que je ne trouve pas mais je peux me recaler facilement, même si je dois parfois emprunter des vestiges de sentiers. Tout à coup, sur le chemin du retour, écran noir sur mon smartphone ! La batterie a rendu l'âme, je pensais pourtant l'avoir bien chargée avant le départ, de toute évidence pas assez. J'arrive à un carrefour en étoile de routes et chemins forestiers. Bon, je vais où là ? Un grand moment de solitude ! Je suis encore facilement à 5 km à vol d'oiseau du retour, mais par où doit-il voler, l'oiseau ? Quant aux chemins, ça part dans tous les sens. Compte tenu du dernier point effectué sur mon itinéraire, je devrais suivre un cap Nord-Est... mais le soleil n'est plus là pour m'indiquer le nord, ce serait trop facile. Oups, je dois me décider, au milieu de nulle part ! L'adrénaline mobilise les capacités de réflexion : bon dieu mais c'est bien sûr ! J'ai une fonction sur ma montre qui me donne la direction vers le point de départ. Je ne l'ai jamais testée, je cherche, ouf ça marche : la flèche m'indique la direction. Pas le chemin à suivre mais la direction générale vers la maison (l'azimut, pour les spécialiste de l'orientation). Je suis sauvé, je choisi la voie qui s'en rapproche le plus. Avec des virages dans tous les sens, la flèche hésite au fil de ma progression, mais finalement j'ai fait le bon choix : le chemin se décide enfin à aller tout droit vers ma destination. Mais il finit par s'échouer sur un autre chemin perpendiculaire. Bon je pars à droite ou à gauche ? Amstramgram.. banco pour la gauche. Gagné, en le suivant quelques centaines de mètres, j'arrive enfin sur un chemin que je reconnais. Il me reste juste bientôt à redescendre.

Dernière sensation : Après les presque 25 km déjà accomplis et les 520 m de dénivelé déjà gravis, mes cuisses sont bien raides et mon genou gauche m'informe qu'il ne faut plus trop lui en demander. Allez, on reste souple sur les jambes pour descendre dans le chemin "technique". Je perds 160 m de dénivelé sur moins de 1,5 km pour revenir à la civilisation, avec certains passages à 15% m'indiquera mon appli Polar Flow. Outch !



Voilà une sortie qui me restera en mémoire, d'autant que c'est l'une des dernières dans cet environnement que je n'aurai vraisemblablement plus l'occasion de retrouver, n'y ayant plus d'attaches. Je prends avec elle conscience de la relativité du temps et des distances : les 4h30 de route en voiture pour parcourir confortablement les 450 km qui m'y ont amenés m'ont finalement semblé bien plus longues que le même temps consacré à parcourir les 25 km de sensations en forêt. Il est vrai que je n'ai vraiment marché que 4 heures et 6 minutes, je me suis arrêté moins longtemps à la station-service de l'autoroute que pour toutes les pauses de mon cheminement forestier.

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